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En visite au Sénégal : Frédéric Worms ausculte les maladies chroniques de la démocratie…

Rédigé par leral.net le Mercredi 18 Janvier 2023 à 21:43 | | 0 commentaire(s)|

« La démocratie est le régime de la société divisée ». Telle est la thèse fondamentale qu’a défendue le Directeur de l’École normale supérieure (Ens) de Paris. En visite au Sénégal, il a animé, samedi dernier, une conférence sur « les menaces contre la démocratie ». « Les menaces contre la démocratie ». C’est autour de ce thème que le philosophe […]

« La démocratie est le régime de la société divisée ». Telle est la thèse fondamentale qu’a défendue le Directeur de l’École normale supérieure (Ens) de Paris. En visite au Sénégal, il a animé, samedi dernier, une conférence sur « les menaces contre la démocratie ».

« Les menaces contre la démocratie ». C’est autour de ce thème que le philosophe français, Frédéric Worms, Directeur de l’École normale supérieure (Ens) de Paris, en visite à Dakar, la semaine dernière, a été invité à prendre la température de la démocratie dans le monde. Évidemment, comme le fera remarquer un intervenant lors des débats, un tel sujet n’est pas sans « risques » pour l’Académie nationale des sciences et techniques du Sénégal (Ansts), organisatrice de la rencontre, dans le contexte actuel marqué par le débat sur le troisième mandat. Ce qui se vérifiera lorsque le conférencier a été invité par un membre de l’assistance à donner son opinion sur ce débat. Le président de l’Ansts, Dr Moctar Touré, s’est défendu, expliquant qu’«il est du devoir de l’académie de créer des espaces d’échanges, ouverts et transparents, mais basés sur des éléments factuels », rappelant le débat, tout aussi sensible, sur la laïcité, organisé récemment par l’Académie.

Au final, Frédéric Worms a habilement éludé la question de façon diplomatique, invoquant sa méconnaissance de la Constitution sénégalaise et donc finalement son incompétence à se prononcer sur un tel sujet. Il a, dès lors, axé son intervention sur un cadre beaucoup plus large : les maladies chroniques de la démocratie. Même là aussi, le socioanthropologue sénégalais, Cheikh Ibrahima Niang, lui reprochera « un biais conceptuel ». « Votre démocratie est trop européocentriste », lance-t-il au conférencier. « J’ai une vision très modeste de la démocratie », répond ce dernier, refusant la polémique. La démocratie, dit-il, « c’est l’institution progressive des limites dans toutes les relations humaines pour éviter qu’elles soient un moyen de domination ». Toutefois, il y a des paliers et des critères universels en dépit de l’existence de particularités locales.

« Vitale-démocratie »

Convoquant Claude Lefort, philosophe de « l’invention démocratique », Worms souligne que la démocratie est le régime non pas de l’unité du peuple comme donnée, mais de certains principes qui assument les divisions, la diversité et les conflits d’une société et cela à travers certains principes communs qui permettent de transformer cette division non pas en conflits et en dominations, mais en désaccords et en constructions communes. « La démocratie est le régime de la société divisée », dit-il. Sa thèse principale, c’est que la démocratie est toujours le refus de quelque chose. « Elle est toujours l’obsession d’un risque que la différence, la division ne deviennent une domination ».

Théoricien de la « vitale-démocratie », Frédéric Worms est d’avis que « les démocraties sont les régimes les plus courageux du monde », car elles se battent sur deux fronts (contre les obstacles ou ennemis extérieurs, mais aussi contre les injustices intérieures), alors que les autres régimes prétendent lutter contre des dangers objectifs (la misère économique, les ennemis extérieurs), mais oublient de lutter contre les risques intérieurs. C’est pourquoi « la démocratie est toujours une social-démocratie ». Comme Obama, Worms préfère les institutions fortes aux hommes forts, parce que « les hommes forts sont ceux qui luttent pour les faibles et donc qui admettent que leur force vient juste des institutions ».

Les trois dangers qui guettent la démocratie

Il identifie trois grands dangers qui guettent la démocratie aujourd’hui dans le monde. Le premier c’est le sentiment de repli sur soi face aux dangers communs comme l’a illustré la Covid-19. Le deuxième grand danger, dit-il, ce sont les risques qui pèsent sur le discours démocratique, notamment avec l’internet qui peut être « le pire poison ou le pire remède ». Le troisième danger vient de ce qu’il appelle la « désillusion démocratique » qui découle de « la fin de l’histoire » théorisée par Francis Fukuyama après la chute du Mur de Berlin.

Dès lors, pour retrouver le sens premier de la démocratie (l’aspiration à l’unité), Worms estime qu’aujourd’hui, nos aspirations démocratiques « doivent d’abord être des refus et assumer le négatif ». Pour lui, l’universel doit d’abord être conçu comme un refus et comme une exigence d’une unité minimale qui assume et permet ensuite la division. De l’avis de M. Worms, il y a deux erreurs philosophiques qui ont conduit à la situation actuelle. La première consiste à aller trop loin vers le positif, à trop vouloir chercher cette unité mystique du peuple. En effet, le populisme, c’est toujours l’aspiration à l’unité et le déni du négatif, relève le philosophe. La deuxième erreur, c’est d’être fasciné par le négatif, qui conduit au pessimisme. Or, le négatif, c’est ce à quoi l’on s’oppose, invite ce grand lecteur de Bergson.

Seydou KA

SOULEYMANE BACHIR DIAGNE, PHILOSOPHE

« Il ne faut pas se donner des régimes invivables »

 Dans cet entretien réalisé à Dakar, le philosophe sénégalais se prononce sur le rôle et les missions de la fondation pour la démocratie en Afrique, dont il préside le conseil d’administration, sur fond de recul démocratique sur le continent.

 

Pourquoi vous avez accepté de diriger la Fondation pour la démocratie en Afrique ?

La première raison c’est qu’Achille Mbembé, qui a été le maître d’œuvre de la rencontre entre le Président Macron et les sociétés civiles africaines, lors du sommet France-Afrique de Montpellier, avait tenu à ce que je l’accompagne dans la réflexion qui devait être la sienne pour donner une suite à ce sommet. C’est ainsi que j’ai accepté de diriger le conseil d’administration au même titre que neuf autres personnalités africaines et européennes travaillant de façon bénévole avec la mission immédiate de nommer un Directeur exécutif. C’est ainsi que nous avons choisi Achille Mbembé qui avait démissionné du conseil d’administration et présenté sa candidature. À partir de maintenant, c’est donc lui qui dirige cette fondation, le conseil d’administration se repliant sur ses missions traditionnelles avec des réunions périodiques. L’autre raison, plus fondamentale pour moi, qui a fait que je ne pouvais pas me dérober, c’est que mon travail philosophique a toujours été aussi une défense des valeurs de la démocratie et puisqu’il m’était donné de mettre la main à la pâte, j’ai accepté. Le constat est que la démocratie était en fort recul et en danger dans le monde, particulièrement en Afrique, qui a renoué avec la pratique des coups d’État. Je me suis donc dit que c’était le moment et l’occasion de faire ce que je pouvais. Voilà, en plus des raisons pratiques, les raisons philosophiques qui ont fait que j’ai accepté de prendre un mandat de trois ans.

 

Concrètement que fera cette fondation pour aider à consolider la démocratie qui est, comme vous l’avez dit, en danger sur le continent ?

Il y a un double pari qui est derrière cette fondation. Le premier, c’est que les peuples ont soif de démocratie. Le deuxième, c’est qu’il y a des forces de démocratisation dans le continent. En dehors des circonstances qui font que la démocratie est en recul, il y a donc un désir de démocratie qui existe sur le continent et qu’il faut accompagner. Il fallait absolument éviter une chose, de considérer que la fondation avait une sorte de mission de démiurge et qu’elle allait apporter la démocratie. Elle va au contraire accompagner les forces de démocratisation qui se manifestent sur le continent.

 

Comment ?

À travers la réflexion et l’action. Pour donner un exemple, le travail de préfiguration qui a été mené par Achille Mbembé missionné par le conseil d’administration avant sa nomination, a été de contacter le maximum de forces de la société civile dans différents pays. Il a alors fait une tournée pour prendre langue avec des mouvements porteurs de ce désir de démocratie et voir comment les accompagner dans ce combat. À côté, il y a une action décidée par la fondation, c’est de confectionner des outils pédagogiques pour le développement de la culture démocratique.

 

Pourquoi le siège est basé en Afrique du Sud et non, par exemple, à Dakar ?

Il était essentiel qu’il y ait une africanisation de cette fondation pour que dans son principe et dans son mode de fonctionnement, qu’il soit bien clair qu’elle n’est pas un instrument externe qui vient démocratiser le continent. En effet, de la même manière que Joseph Ki-Zerbo disait, on n’est pas développé, on se développe, on n’est pas démocratisé, on se démocratise. Une fois qu’on a dit cela, il fallait que la fondation, elle-même, fasse sa propre immersion dans le continent africain. L’Afrique du Sud s’offrait assez naturellement, parce que c’est un pays démocratique, mais aussi l’université du Wits, où enseigne Achille Mbembé, a accepté d’abriter cette fondation. En outre, pour qu’il n’y ait aucun malentendu dans la configuration de cette fondation et son africanité, il est heureux que ce choix permette de ne pas l’identifier du tout à la Françafrique (…) qui capture toutes les initiatives en les disqualifiant. Bref, bien que ça n’a pas été la raison majeure, c’est une situation heureuse que cette fondation soit de loi sud-africaine.

 

Avez-vous le sentiment que la relation entre la France et ses anciennes colonies va dans le bon sens ?

Il faut avouer qu’il y a une défiance profonde, surtout de la jeunesse africaine, vis-à-vis de la France, qui fait justement que la moindre initiative est vue selon la perspective de la lutte contre la Françafrique. C’est la réalité des choses et il faut en tenir compte. Les relations entre la France et l’Afrique sont aujourd’hui handicapées par le passé colonial de la France. Cela va prendre du temps de refonder un lien de confiance et de faire apparaître ce qu’il y a aujourd’hui de commun entre la France et les pays africains. Si l’on regarde la configuration géopolitique du monde, l’idée d’un profond lien à cultiver et à développer entre l’Europe et l’Afrique prend tout son sens. J’ai fait exprès de parler des continents, parce que c’est là que je vois l’avenir. Il faut africaniser et européaniser la relation, pour qu’elle ne soit pas ce tête-à-tête obsédant entre la France et chacune de ses anciennes colonies.

 

Un mot de conclusion sur le recul de la démocratie en Afrique…

Il faut se rendre compte que la démocratie est fragile. La leçon à tirer de ce constat, c’est la vulnérabilité de la démocratie, mais en même temps de comprendre son prix. La démocratie est sans prix, parce que la liberté est sans prix. L’Afrique se développera de manière libre, avec la volonté librement exprimée de ses peuples et la seule manière c’est évidemment la démocratie. Il ne faut pas se donner des régimes invivables, parce qu’à long terme, je crois que la démocratie est une valeur humaine fondamentale ; et la capacité pour l’humain au fond de développer tous les talents qui sont en lui a besoin de la démocratie.

Propos recueillis par S. KA



Source : http://lesoleil.sn/en-visite-au-senegal-frederic-w...